Nuit cévenole (1)

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Proposée le 14/03/2009 par Alphecar

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- Six filles et cinq garçons, ça fait combien de possibilités, d'après vous ? demanda Éric.

Ils étaient en train de prendre leur repas du soir dans un silence de plomb, assis en cercle dans la tente commune, et l'apostrophe du guide-accompagnateur sembla susciter un début de curiosité, à défaut de véritable intérêt. Pour sa part un peu surpris, Lilian leva un instant le nez de son couscous, ce qui lui valut de faire aussitôt tomber une boulette de viande et de semoule harissée entre ses cuisses. Il se demanda si Éric, en proposant ce petit exercice de réflexion, cherchait à détendre l'atmosphère. Il est vrai qu'elle en avait besoin, parce qu'après six jours, il régnait au sein du groupe une ambiance évoquant le radeau de la Méduse juste avant le sauvetage. Les repas étaient lugubres. Au départ, ils avaient eu du mal à trouver des sujets de conversation. Depuis qu'ils se connaissaient un peu mieux, c'est le désir même de communiquer qui semblait s'être évanoui - à moins d'inclure parmi les phénomènes pouvant s'apparenter à de la communication les propos ressassés sur la longueur des étapes, la nullité du cuistot et l'injustice de la corvée de vaisselle.

- Factorielle six. Ça fait 720 ! répondit Nathan, après seulement quelques secondes.

Il expliqua, sans que qui que ce soit l'y invite, que le premier garçon avait six possibilités, le deuxième seulement cinq (la première choisie parmi les filles n'étant plus disponible), le troisième quatre, et ainsi de suite.

Danilo précisa que dans ces conditions il serait le premier garçon, mais assez curieusement, les six filles de l'assistance semblèrent froissées par la désinvolture avec laquelle on les mettait en factorielle. À l'intention de Danilo, Sonia déclara qu'il n'y avait que dans ses rêves qu'il existait, entre elle et lui, une possibilité de quelque ordre que ce soit et que rien que l'idée d'être présente dans ses rêves, précisément, lui faisait le même effet qu'une intoxication alimentaire à base de poisson pourri.

- Et depuis quand ce sont les mecs qui choisissent les filles ? s'indigna Anne-Cécile, qui était à la droite de Lilian.
Et compte tenu des faibles atouts dont elle disposait, en tout cas sur le plan des apparences, Lilian songea qu'effectivement l'adoption de ce principe exclusif lui eut ôté toute chance de participation à une quelconque des 720 combinaisons en question.

D'un ton moins passionné, Hélène demanda pourquoi il fallait que les garçons se contentent d'une fille par nuit. L'ironie de l'objection sembla échapper à Fabien et Danilo, qui soutinrent la motion polygame avec enthousiasme. Fabien exerçait dans le civil une profession scientifique (biologiste au CNRS, ou quelque chose d'approchant, avait cru comprendre Lilian) ; c'est donc avec une rigueur toute professionnelle et probablement guidé par le seul souci d'envisager tout l'éventail des possibilités, qu'il fit à son tour remarquer que les hypothèses de départ étaient injustement restrictives.

- Ça fait bien plus que 720, protesta-t-il, abrité derrière cette grosse moustache qui le faisait passer pour le fruit de relations coupables entre Friedrich Nietzsche et José Bové. Pourquoi s'arrêter aux paires ? D'autres combinaisons sont possibles... Et pour s'en tenir aux paires, j'espère que personne ici ne part du principe que ces paires sont nécessairement hétéro ?

Satisfait de constater que le débat s'animait, mais néanmoins vaguement inquiet qu'il échappe à son contrôle, Éric tenta de recadrer le sujet.

- Mais bon sang, qui vous parle de vous accoupler comme des boucs et des chèvres en chaleur ? On a six tentes de deux places à occuper. Tout ce que je propose, c'est que ce soir, pour l'attribution de ces tentes, chacun d'entre nous inscrive trois noms sur un papier : ses trois préférences dans le groupe pour partager la nuit. Euh... La tente. Juste histoire de changer. Vous avez pas envie de changer, vous ? Perso, j'en ai marre de dormir avec Hervé. J'offre une chance à chacun d'entre vous de dormir à votre tour avec Hervé.
- Merci, protesta celui-ci, sobrement.
- De rien. Ensuite, reprit Éric, qu'il n'était pas facile de désarçonner dans ses péroraisons, je compare vos préférences entre elles et je fais des paires en essayant de maximiser les satisfactions de chacun et le bien-être au sein du groupe. Voilà, c'est pas plus compliqué que ça.

Il ne devait échapper à personne, sauf peut-être à Lilian, que la satisfaction dont la maximisation était visée au premier chef était celle d'Éric, dont les vues sur la belle Émilie étaient notoires. Sa proposition souffrait en plus d'un défaut majeur, c'est qu'elle supposait, pour que son objectif affiché ait des chances d'être atteint, que les préférences soient plus ou moins réciproques - éventualité dont une expérience même sommaire des relations humaines permettait de pronostiquer la faible probabilité. Sans compter que l'état d'esprit du groupe paraissait à l'heure présente plus proche de la purification ethnique que de l'harmonie universelle.



Lilian n'eut pas besoin de réfléchir très longtemps au contenu de sa liste. Il n'avait une légère hésitation que sur l'ordre dans lequel il allait écrire les trois noms. Devait-il placer en tête sa favorite ou bien celle qui venait après dans l'ordre de ses préférences, mais dans la liste de laquelle il avait le plus de chances de figurer lui-même en bonne position ?
Dilemme classique de théorie des jeux, se serait dit Nathan. Lilian, quant à lui, écrivit en premier le prénom de celle avec laquelle il lui déplaisait le moins de passer la nuit. Pour les prénoms suivants, tous les garçons étaient exclus d'avance, ainsi que trois des filles.

Anne-Cécile, trente-six ans, infirmière de son état, était aussi une Cassandre du changement climatique et une militante convaincue de l'altermondialisme. Ses thèmes de conversation de prédilection tournaient autour des O.G.M. et des gaz à effet de serre. Lilian ne parvenait pas à l'imaginer dans un tête-à-tête amoureux, et encore moins coquin, à moins que Nicolas Hulot ou Ernesto Che Guevara ne se rendent disponibles. Lui-même ne se sentait pas à la hauteur du rôle.

Avec vingt kilos de moins sur la balance, Caroline eût sans doute aligné les conquêtes masculines. Son allure juvénile, sa bonne humeur permanente - qui détonnait singulièrement au sein du groupe - ses yeux bleus mobiles et souriants et son visage rond sous un casque de cheveux blonds coupés au carré lui donnaient un charme indéniable. Mais au goût de Lilian, elle avait un demi-menton de trop.

D'Ariane, il appréciait la douceur et la discrétion, mais il ne s'imaginait pas davantage dormir à ses côtés qu'avec les deux précédentes. Malgré ses trente ans à peine, ses lèvres minces, un nez interminable et des vide-poches sous les yeux évoquaient irrésistiblement chez lui l'image de sa tante Mathilde qui en avait quarante de plus. Passer une nuit sous la tente avec la tante Mathilde n'était pas une perspective emballante.

Sonia, Hélène et Émilie étaient donc les trois noms qu'il inscrirait sur sa liste.

De stature moyenne, Sonia avait un beau visage triangulaire, de type hispanique, encadré par des cheveux noirs ramenés sur la nuque en une queue de cheval, et mis particulièrement en valeur par des yeux bruns presque noirs aux longs cils, un teint pâle et une bouche légèrement boudeuse - ou méprisante, selon les points de vue. Plus d'une fois, Lilian avait remarqué que les autres se méfiaient de ses dispositions belliqueuses. Il y avait eu par exemple ce déjeuner, deux jours plus tôt, où elle avait traité Anne-Cécile de mule bornée monomaniaque après que celle-ci eut fait part de son indignation en apprenant que la première ne faisait pas le tri sélectif de ses ordures ménagères.

Émilie, dix-huit ans, était la plus jolie des six filles. Grande et fine comme une liane, de longs cheveux bruns lui tombant sur une chute de reins vertigineuse, elle était parfaitement consciente de l'attrait qu'elle exerçait sur l'ensemble des mâles du groupe, tout en feignant une parfaite indifférence. Seul Éric semblait parfois parvenir à éveiller, dans ses yeux d'une couleur fauve saisissante, un soupçon d'intérêt.

C'est pourtant Hélène qui, de loin, avait la préférence de Lilian. Il aimait les traits de son visage, ses taches de rousseur légères, ses gestes vifs et ses propos souvent acérés. Il aimait la douceur de ses yeux bruns, comme les intonations languissantes et légèrement snobs de sa voix. Il aimait aussi sa féminité, et notamment l'espace conséquent occupé par sa poitrine dans un corps pour le reste plutôt menu. En d'autres circonstances, il l'aurait volontiers draguée, peut-être même lui aurait-il fait une cour sérieuse. Lui-même plutôt petit, il avait le sentiment qu'au sein du groupe, c'est à Hélène qu'il avait le plus de chances de plaire.

Après quelques instants d'hésitation, il écrivit donc sur un feuillet à message :

1) Hélène
2) Émilie
3) Sonia

Il plia le bout de papier jaune et, comme les dix autres le firent, de plus ou moins bon gré le tendit à Éric. Ils laissèrent ensuite l'animateur seul pour que celui-ci puisse, selon ses propres termes, délibérer en tête-à-tête avec lui-même.



Quand il entra, un peu plus d'une heure après, dans la tente Q.G., Lilian était partagé entre la curiosité et une très vague inquiétude. Il s'assit à côté d'Eric, qui était seul.

- Alors guide, cette distribution, elle est faite ?
- Joli score, fut la réponse de l'autre.

Il montra à Lilian une liste, sur une page arrachée d'un petit carnet, sur laquelle étaient séparées deux colonnes. À l'intersection de la colonne de gauche et de la première ligne, il lut le prénom d'Hélène. Il eut un pincement au coeur en découvrant que celui de la colonne de droite n'était pas le sien, mais celui de Nathan. Son prénom à lui était inscrit sur la deuxième ligne. En face, figurait celui de Sonia.

Si Lilian ne s'était déjà assis, à coup sûr il aurait éprouvé, à ce moment précis, le besoin de le faire.

- Ariane t'a mis en premier sur ta liste et Anne-Cécile en second, juste après moi. Je ne t'ai rien dit, ça va de soi, hein, précisa Éric.
- Ben pourquoi je vois que Sonia en face de mon nom, alors ?
- Parce que les deux autres n'étaient pas dans ta liste, Dugland. En principe, je n'ai aucune raison de te faire savoir qu'elles voulaient de toi dans leur tente alors que, selon ta propre liste, tu ne voulais pas d'elles dans la tienne.
- Et toi ?
- Moi ? Non, ma biche, je ne t'ai pas mis sur ma liste.
- Je veux dire : toi, avec qui tu passes la nuit ?
- Je ne sais pas encore, on verra. Tiens, s'il te plaît, dis à Émilie de venir me voir, si tu la trouves. Et fais ce qu'il faut, te dégonfle pas.
- Ce qu'il faut avec Émilie ? s'enquit Lilian.
- Ce qu'il faut avec Sonia, tête de noeud ! répondit Éric, qui était convaincu depuis longtemps que les surnoms affectueux développaient la cohésion au sein des groupes.
- C'est que... J'ai un peu de mal à croire qu'elle m'ait mis en premier sur sa liste : on ne s'est jamais parlé.
- Mon ami, tu es lent d'esprit, ce soir. Qui t'a dit qu'elle t'avait mis en premier ? T'étais deuxième sur sa liste. Le premier, c'était moi, et je te l'ai laissée. Tu peux me remercier. Allez, vas-y ! Bonne nuit, bonne chance, haut les coeurs et tout ça.

C'est le coeur non pas haut, mais lourd de la déception d'apprendre qu'Hélène lui avait préféré cette tête à claques de Nathan, que Lilian sortit du Q.G. Sonia fut la première du groupe qu'il rencontra, un peu plus loin. Après avoir pris une bonne inspiration, il lui apprit d'un ton qu'il s'efforça de priver de toute trace d'émotion que le sort, si l'on osait dire, les avait unis pour la nuit. C'était la première fois de la semaine qu'ils avaient un début de conversation et Lilian lui trouva la chaleur humaine d'une ourse polaire privée de bifteck de phoque depuis trois mois. La contribution de Sonia à l'échange verbal se limita à un « OK » plutôt givré.



À vingt-trois heures, la plupart des nouveaux couples avaient regagné leur tente. Lilian redoutait le moment qui allait venir, mais il ne voyait pas trop comment le différer davantage. Non sans délicatesse, il laissa sa nouvelle compagne se préparer la première pour la nuit en lui indiquant qu'il allait faire un brin de toilette à la rivière à quelques pas de là, juste derrière le rideau de châtaigniers.

La température de l'eau de la rivière, qui devait être de quinze degrés, l'incita à des ablutions énergiques, mais brèves.

Quand il revint dans la tente, elle était assise dans son sac de couchage, en train de lire un bouquin à la lumière d'une lampe frontale. Sur la couverture, il lut le nom de Christine Angot et il se sentit conforté dans l'idée que sa partenaire d'une nuit était décidément quelqu'un qui aimait se payer de bonnes tranches de rigolade. Il remarqua aussi en passant qu'elle avait libéré ses cheveux de la barrette qui les retenait dans la journée en une queue de cheval serrée et que maintenant ils lui donnaient, en retombant souplement sur ses épaules et en dissimulant la moitié gauche de son visage, l'air un tout petit peu moins revêche.

Lilian chercha quelque chose à dire, mais rien ne lui vint et pas un seul mot ne fut échangé.

Il était désormais confronté à la nécessité de se déshabiller pour enfiler son sac de couchage et bien que cette opération ne lui eût posé aucune difficulté tant qu'il partageait sa tente avec Nathan ou Danilo, curieusement, elle lui donnait matière à réfléchir ce soir. Il songea un instant à ressortir de la tente, mais c'eût été admettre son embarras, aussi décida-t-il finalement de faire comme d'habitude. Tourné vers la sortie, il se protégea du regard de Sonia par le sac de couchage lui-même, à l'intérieur duquel il ôta pantalon, slip, tee-shirt et chaussettes - tout ceci à une vitesse qui lui fit regretter in petto qu'il n'existât pas une épreuve olympique de la spécialité, car il voyait mal qui aurait pu lui disputer la plus haute marche du podium. Il lui fallut ensuite retrouver trace de son pantalon de pyjama dans le désordre de son sac à dos, et c'est à ce point que l'affaire se corsa un peu. C'était presque dommage qu'il eût été si rapide jusque-là, car pour l'instant c'est en vain et nu comme un ver qu'il fouillait son sac.

- Alors comme ça, tu m'as choisie ? dit une voix dans son dos.

Par chance pour Lilian, ils partageaient une tente et non un igloo, car une certaine nervosité, conjuguée à la surprise de cette apostrophe à un moment et dans une position où il se sentait si vulnérable, venait de lui faire heurter la toile de la tête. Il se tourna pour tenter de déterminer s'il convenait de répondre par une simple confirmation polie ou bien si la question devait être considérée comme prétexte à échange d'idées sur le thème suggéré. L'idée, avancée par Éric le lubrique, qu'il pût se passer quoi que ce soit entre Sonia et lui, idée qu'il avait tournée dans tous les sens depuis qu'il avait appris avec qui il allait passer la nuit, lui semblait à ce moment précis parfaitement surréaliste. Son propre visage à dix centimètres à peine du regard de braise réfrigérante de Sonia, il en était plus que jamais convaincu.

- ... Oui. Ça t'en... Ca t'étonne ? bredouilla-t-il, tout en songeant qu'il était assez remarquable de parvenir à buter sur l'énoncé de trois syllabes.
- Non. Ca ne m'étonne pas du tout.
- Ah, répondit Lilian, dont l'éloquence mettait parfois du temps à chauffer.

L'opération qui absorbait momentanément quatre-vingt-quinze pour cent de ses facultés consistait à enfiler - si possible à l'endroit - le pyjama sur lequel il avait enfin mis la main, et ce, dans un sac de couchage modèle sarcophage d'une étroitesse hallucinante. La concentration requise se conciliait difficilement avec les exigences d'une conversation urbaine et Sonia semblait d'humeur inhabituellement loquace.

- Et on peut savoir pourquoi ?
- ... J'avais l'impression que le courant passait pas mal entre nous, avança-t-il sans trop réfléchir, légèrement contrarié par le constat qu'il venait de mettre sa culotte de pyjama à l'envers.
- Ah ouais ? Tiens...

Le scepticisme affiché par Sonia anéantit le maigre capital de confiance que ce début de conversation avait permis à Lilian d'accumuler. Il renonça du coup à remettre son pyjama à l'endroit.

- Et toi ? reprit-elle, impitoyable. Pas étonné que je t'aie choisi ?

Lilian choisit de persévérer dans la ligne politique courageuse qu'il avait commencé d'adopter : le mensonge.

- Un peu, mais t'as bien fait. Danilo grince des dents, Fabien ronfle et Hervé parle dans son sommeil. A ce qu'on m'a dit, il raconte des trucs plutôt obscènes, ajouta-t-il dans un début de ricanement méphistophélique.

Celui-ci s'éteignit aussitôt, car l'absence, dans le beau mais très sérieux visage de la jeune femme, de tout tressautement nerveux comme du plus infime déplacement de muscle, à la stricte exception de ceux nécessaires à l'émission de phonèmes linguistiques, le convainquit que le temps n'était pas encore venu où il pourrait échanger avec elle des plaisanteries de régiment. La conversation, dont le début pouvait sembler relativement prometteur, se tarit provisoirement. Sonia se tourna vers la paroi extérieure de la tente et la lumière de la lampe frontale s'éteignit. Lilian avait eu l'intention de bouquiner à son tour, mais il se dit qu'après tout, à l'avenir, s'il voulait lire, il n'aurait qu'à se munir de sa propre lampe.

Il était en train de faire semblant de dormir, tout en s'efforçant de ne pas respirer, ce qui lui compliquait la tâche, lorsque la conversation ressuscita, de façon tout à fait indépendante de sa volonté.

- Tu comptes rester comme ça ?

Il se retourna.

- Hein ? Rester comment ? Je prends trop de place ?
- Non, on ne peut pas vraiment dire ça, t'en prends moins que ton sac à dos.
- Alors quoi ?
- Tu comptes rester sans bouger ?

Cette nouvelle ébauche de conversation, pour ne compter à ce stade qu'une dizaine de mots, fit monter de quelques crans la tension nerveuse de Lilian, à qui il eût pourtant été difficile de reprocher une attitude excessivement détachée au commencement.

- Mon immobilité t'empêche de dormir ? T'aurais dû choisir Danilo, finalement. La nuit, c'est un vrai poulet sur tournebroche.
- Ma parole, t'es con ou tu fais semblant de pas comprendre ?

Bien que la vivacité d'esprit, comme l'avait remarqué Éric, ne fût pas la qualité que ceux qui le connaissaient eussent jugé chez lui la plus marquante, il n'échappait pas à Lilian que lorsqu'une jeune femme qui vous avait choisi pour passer la nuit à ses côtés manifestait le regret que vous ne bougiez pas, ce n'était pas pour qu'on lui fasse une démonstration de break dance. De fait, une idée assez précise de ce que Sonia avait en tête lui était venue à l'esprit. Mais comme, d'une part, l'idée en question ne s'accordait guère avec ses convictions les plus solidement établies concernant l'état de leurs rapports et comme, d'autre part il lui était arrivé dans le passé de faire fausse route dans des circonstances similaires, il préféra lui laisser le soin d'éliminer toute équivoque si elle le jugeait nécessaire.
- Je ne fais pas semblant. Je ne vois simplement pas ce que tu veux dire.
- C'est pour dormir à côté de moi, que tu m'as choisie ?
Quelque chose dans l'attitude et le ton de Sonia lui indiquaient que le tour circulaire pris par la conversation commençait à lui porter doucement sur les nerfs.
- Ben ... Oui. Et jusqu'ici, je suis plutôt satisfait de mon choix, répondit-il, dans une pathétique tentative de conciliation.
- Ah ouais, d'accord. Bonne nuit.

Lilian éprouva le sentiment très familier de ne pas s'être fait comprendre. Sonia s'enfonça en tout cas davantage encore dans son sac de couchage et se retourna pour la deuxième fois vers l'extérieur de la tente.

Il était perplexe. Était-il vraiment passé à côté d'une proposition qu'il n'aurait pas su saisir ? Il avait du mal à l'imaginer, mais il aurait aimé des éclaircissements. Histoire de réfléchir plus à son aise à la question, il décida d'aller prendre l'air. Fouillant dans son sac à dos, il trouva un tee-shirt qu'il enfila rapidement et, renonçant à mettre une paire de chaussures qu'il aurait fallu lacer, il s'échappa de l'atmosphère désormais oppressante de la tente conjugale.

La nuit sentait la pinède, la température était douce et le ciel très peu étoilé, car la lune était pleine. On est bien mieux hors des tentes pour dormir, se dit Lilian. Il se dirigea vers la rivière où Caroline et Hervé étaient partis plus tôt dans la soirée faire la vaisselle et lui-même, un peu plus tard, faire une trempette éclair.

À quelques pas seulement du cours d'eau, ses pensées furent interrompues par un tableau qui le figea dans une attitude de stupeur, le regard vitreux et la bouche ouverte. Ce que ses yeux voyaient sous la pleine lune avait du mal à passer le cap de l'interprétation rationnelle. Face à lui, à moins d'une dizaine de mètres, Hervé était allongé sur le dos. On pouvait voir le sommet clairsemé de son crâne. Il était complètement nu - pour autant que Lilian pouvait en juger. Caroline était assise sur son bassin, les bras en appui près du visage du jeune homme, et il sembla à Lilian qu'ils étaient en train de pratiquer un exercice de respiration artificielle.

Si c'était de cela qu'il s'agissait, Caroline s'y prenait cependant de façon bien imprudente et maladroite, car une paire de seins impressionnante s'échappait de sa tunique ouverte et Hervé, la tête légèrement redressée, avait le nez perdu quelque part au milieu. La poitrine de Caroline était rendue encore plus impressionnante par le ballottement auquel ses efforts rythmés en vue de réanimer son partenaire la soumettaient. Elle ne ménageait visiblement pas ses efforts, car ceux-ci lui arrachaient des gémissements poignants.

Ce ne fut qu'après plusieurs secondes, lorsqu'il aperçut, derrière le visage rougissant de la jeune femme, ses fesses aussi indubitablement nues qu'exceptionnellement généreuses, que Lilian comprit le sens de la scène qu'il était en train d'observer. Quelques mots d'excuse lui montèrent aux lèvres, mais il se dit finalement qu'en règle générale, lorsqu'une personne en surprenait deux autres en plein coït, les trois protagonistes s'en trouvaient mieux si les deux amants étaient laissés dans l'ignorance de la présence d'un spectateur inopiné ; et il s'abstint, ne sachant plus trop s'il pouvait tourner les talons sans, justement, manifester cette présence. A dire vrai, il avait aussi un peu de mal à détourner le regard du bassin de Caroline : il se soulevait lentement et souplement, selon une cadence métronomique, dans un mouvement qui n'était pas sans rappeler à Lilian celui des vagues sur les récifs de la pointe du Raz, par vent de force quatre.

Il resta plusieurs minutes immobile. Le souffle de Caroline se faisait maintenant un peu plus rauque et, à distance, il sembla à Lilian qu'elle avait cessé de sourire et que les jolis traits de son visage trahissaient les premières ondes du plaisir qui la gagnait progressivement. Il n'était finalement pas du tout surpris qu'elle ait plu à Hervé. Et Lilian pouvait maintenant entendre qu'elle lui plaisait décidément beaucoup, à Hervé, parce qu'il ne se privait pas de le lui faire comprendre.

Au moment où il allait enfin parvenir à détacher son regard du spectacle, le bruit sec d'une branche qui se brisait dans son dos fit sursauter Lilian avec d'autant plus de vivacité que ce bruit fut suivi aussitôt de quelques mots murmurés.

- Alors, qu'est-ce que tu penses de tout ça ?

Il n'aurait pas été tellement plus surpris si une souche d'arbre s'était mise à lui adresser la parole. En l'occurrence, la souche d'arbre avait les yeux noirs de Sonia.

Cette jeune femme semblait avoir un effet démultiplicateur sur la sensibilité de ses nerfs. Toujours à voix basse, elle l'interrogea en penchant la tête vers le couple qui continuait ses exercices. Celui-ci était toujours entièrement absorbé par son activité et demeurait, au moins en apparence, inconscient de l'arrivée sur scène de deux nouveaux personnages.

- C'est... (Lilian chercha un qualificatif approprié) romantique.

Il préféra ne pas être plus précis dans la peinture de ses émotions, n'ayant pas tout à fait renoncé à l'espoir que Sonia fasse allusion dans sa question aux reflets de la lune qui chatoyaient dans le courant de la rivière. Furtivement, elle se plaça entre lui et le couple allongé. Elle portait un long tee-shirt sans manches qui descendait jusque sur des cuisses pâles et recouvrait, tout au moins le supposait-il, une culotte. Lilian prit note, mentalement, que ses cuisses étaient plutôt charnues et qu'elle avait de fort jolis genoux.

Ils se regardèrent. Plus précisément, Sonia dirigea droit dans les yeux de Lilian un de ses regards perforants et celui-ci s'efforça de le soutenir cinq longues secondes, selon les règles implicites du petit jeu auquel elle l'avait déjà initié tout à l'heure sous la tente.

- Oui, si on veut, c'est romantique. Et ça te plait, de les regarder faire du romantisme ?
- Quoi ? Mais non ! Et comment j'aurais pu savoir qu'ils seraient là ?
- Je vois : tu les surprends, ça ne te plait pas du tout et donc tu restes là à les regarder sans bouger. C'est normal, poursuivit-elle dans un murmure compréhensif, sourcils levés.

Plutôt embarrassé, Lilian commença à chercher ses mots et deux événements étonnants se succédèrent alors très rapidement. Le premier fut l'apparition, sur le visage de Sonia, de la première esquisse de sourire dont il ait été donné à Lilian d'être le témoin jusqu'ici. Le second fut son pied nu à elle qui se posa doucement sur son pied nu à lui.

Est-ce qu'elle voulait l'intimider ? Le faire reculer ? Sans rien dire et sans bouger, il observa quelques instants ce pied - étroit et plutôt raffiné, avec sa cheville fine, ses petits orteils et leurs ongles soignés et vernis - comme s'il attendait de leur part une explication. La première réflexion qui lui vint à l'esprit fut qu'il était dommage et risqué de marcher sans chaussures dans le maquis cévenol lorsqu'on avait d'aussi jolis pieds. Comme il avait aussi l'esprit pratique, la seconde fut qu'il était étrange de prendre le soin de se vernir les ongles des pieds lorsqu'on était en randonnée.

Une main s'avança vers son visage, se posa sur son cou, juste au-dessous de sa joue et glissa sans un à-coup jusqu'au sternum, où elle stationna un moment, avec une légère vibration des doigts. Lilian eut un frisson, mais ne dit rien et resta encore immobile, dans l'attente de la suite, au cas où il y en aurait une. Sonia s'approcha davantage encore et sa poitrine était maintenant au contact de celle de Lilian. Il sentait ses seins se comprimer légèrement contre lui. La respiration courte, il passa une main dans le dos de la jeune femme, d'abord parce qu'il ne savait pas quoi en faire, ensuite parce qu'il lui sembla que c'était le geste que les circonstances présentes exigeaient. Tandis qu'il se demandait quel pourrait bien être le suivant, et avant qu'il ait pu l'esquisser ne serait-ce qu'en pensée, une paire de lèvres se posa à l'angle des siennes - puis bientôt sur les siennes. Une langue, enfin, vint au contact de sa lèvre supérieure. Un peu tétanisé, alors que les lèvres de Sonia semblaient vouloir jouer avec les siennes, Lilian pouvait suivre, en arrière-plan un peu flou, la gymnastique lancinante et hypnotique de l'arrière-train massif de Caroline sur la silhouette longiligne d'Hervé. Il entendit même celui-ci décrire de façon très élogieuse les formes voluptueuses de sa partenaire, en des termes confirmant qu'ils se croyaient seuls au monde.

Mais un flot de nouvelles informations absorbait désormais toute l'attention de Lilian et il oublia pour un temps Hervé et Caroline. Écartant son visage, Sonia lui prit la main et, avec une douce détermination, le ramena en direction de la tente qu'il avait quittée quelques minutes plus tôt. Elle lui fit signe d'attendre à l'extérieur et ressortit une poignée de secondes plus tard avec les matelas de mousse, qu'elle mit côte à côte, un peu à l'écart.

Debout sur les matelas, elle prit alors la main droite de Lilian et la posa d'autorité sur sa propre poitrine, entre ses seins. Se pressant contre lui, de son nez et de ses lèvres elle effleura une nouvelle fois son cou. Ils ne se disaient toujours rien. Il sentit des mains aux doigts longs et agiles se glisser sous son tee-shirt et commencer à le remonter, comme pour lui faire comprendre de l'ôter. Il s'empressa de le faire, jugeant l'obéissance moins risquée que la résistance. Dès que ce fut chose faite, elle déposa sur sa poitrine quelques baisers prolongés. Il fit mine de s'agenouiller pour être plus à son aise, mais elle lui intima de rester debout.

Lilian n'avait plus sur lui qu'un caleçon à l'envers, et il regrettait un peu maintenant de n'avoir pas un peu plus, car les tout derniers développements avaient suffi à lui donner l'allure du chapiteau du cirque Bouglione, à l'horizontale.

Sonia s'agenouilla et laissa lentement glisser sa bouche sur l'abdomen du jeune homme. Ses mains, avec douceur et fermeté, lui enjoignaient de rester immobile, ce qui, se dit-il avec une légère pointe d'amertume, était précisément ce qu'elle lui avait pourtant reproché sous la tente tout à l'heure. Il ne voyait plus maintenant qu'une chevelure presque noire, qui retombait en une courbe régulière sur des épaules très pâles, briller sous la pleine lune, et il sentait une paire de lèvres parcourir la zone de son nombril. Confirmant ses appréhensions, un menton entrait par intermittence en contact avec sa verge et il se prit à regretter la minceur du tissu qui la protégeait. Son coeur battait tellement vite qu'il lui sembla qu'il était sur le point de sortir de sa poitrine. Bien qu'il ne fût pas lui-même en règle générale partisan de prolonger indéfiniment les préliminaires, la conception très personnelle que semblait en avoir Sonia commençait à le préoccuper.

Brutalement, elle baissa le caleçon sur ses chevilles et, le visage à hauteur de son sexe ridiculement dressé, elle lui adressa un regard par en dessous, dans lequel il crut lire plus que de la surprise, bien plus qu'un reproche : une accusation. Réalisant alors qu'elle n'avait fait tout ça que pour l'humilier et qu'elle était sur le point d'alerter tous les autres et de le désigner nu, le sexe tendu, à la risée de tous, il sentit, l'espace d'un instant, la panique le gagner.

Au lieu de cela, les longs doigts fins de la main droite de Sonia enveloppèrent son pénis et se mirent à l'enserrer doucement, dégageant délicatement le prépuce. La main était fraîche et Lilian se dit qu'elle devait, en comparaison, le trouver brûlant. Comme dans un rêve érotique, il vit la jeune femme secouer pour les écarter les longs cheveux qui la gênaient et basculer son visage vers le sol : il comprit que sa bouche commençait maintenant à descendre à la rencontre de son sexe. Ses genoux se mirent à trembler légèrement dans l'attente du contact. Ces lèvres qui allaient se déposer sur sa verge, il n'aurait même pas imaginé pouvoir les toucher de sa joue il y a une heure à peine.

[A suivre]